CHAPITRE XVIII

LA PREMIÈRE RÉACTION de Xavier fut de penser :

L’Eborn vient de les contacter pour leur ordonner de nous éliminer maintenant, en pleine jungle. Ainsi, il n’y aura même pas de corps dont se débarrasser.

Mais ce n’était pas logique, et Venator le détrompa tout de suite :

« Dans notre contrat avec l’Eborn, il est stipulé que nous sommes sous vos ordres. J’ai accepté. Mais il n’a jamais été écrit que nous devions accepter vos petits secrets sans broncher. Je l’ai déjà dit, je n’aime pas les mystères quand ma vie peut en dépendre. Alors accouche. Et essaie d’être convaincant. »

C’est la mort de King qui l’a fait réfléchir, se dit Xavier en se mouillant les lèvres.

« Que veux-tu savoir ?

— Tout.

— Cela risque de prendre du temps…

— On prendra celui qu’il faudra. Allons, détends-toi. Tu ne risques rien si tu obéis.

— Non, tu ne comprends pas. Ce n’est pas pour moi que j’ai peur : c’est pour toi, si Valrin s’avise que tu as rompu le pacte qui te lie à l’Eborn. »

Venator perçut sa sincérité.

« L’Eborn peut aller au diable, dit-il sans colère. Ce que je veux savoir, c’est ce que ton ami a de spécial. Parle-moi de lui. Qui est-il ? »

Xavier lui répondit en quelques mots.

« C’est tout ce que tu sais sur lui ? fit remarquer Venator. Merde, j’en sais autant sur Madrian ou Mameluk rien qu’en ayant lu leurs dossiers. Je vous croyais amis.

— Il est mon ami. Quant à lui, je suis ce qu’il peut avoir de plus proche d’un ami. »

Le mercenaire fit le geste que ces considérations ne l’intéressaient pas.

« Ce qui m’intéresse de savoir, dit-il, c’est s’il est un de ces tueurs optimisés en laboratoire, aux réflexes assistés par neuro-implant et à l’ossature consolidée. »

Xavier secoua négativement la tête. Venator lui renvoya un sourire de biais – le sourire d’un rampeur qui aurait adopté forme humaine.

« De toute façon, je ne crois pas aux surhommes, dit-il. Valrin n’est qu’un homme. Il est fait de chair, par conséquent une simple balle peut en venir à bout. »

La moue sceptique de Xavier, subitement, l’énerva.

« Dépêche-toi de raconter ce que tu sais, ma patience a des limites. »

Xavier s’exécuta, espérant sincèrement que Valrin ne se doutait de rien. Sinon, Salvez et Mameluk ne feraient pas le poids contre lui.

Il avait à peine fini que Venator s’esclaffa.

« Tu te fous de moi, pas vrai ? Maintenant, dis-moi la vérité.

— Pardon ? »

L’homme s’approcha et posa sa lame contre sa jugulaire.

« Un amoureux transi et un type obsédé par une vengeance qui confine à la psychose. Et l’Eborn marcherait dans cette combine… Tu penses vraiment que je vais gober ça ?

— Libre à toi de ne pas me croire. C’est toi qui as voulu que je te raconte…

— La vérité, pas ces conneries ! Pourquoi l’Eborn vous protégerait ?

— Je l’ignore. Peut-être parce que nous avons survécu jusqu’à présent.

— Vous avez eu du bol, rien d’autre. »

La pression contre sa jugulaire s’accentua légèrement. Avec une lame céramique, il n’en fallait pas beaucoup plus pour entailler la chair jusqu’à l’os – et l’os aussi.

« Valrin, je peux comprendre, poursuivit Venator. Si on m’avait fait le quart de ce qu’on lui a fait subir, je péterais sûrement les plombs. Mais toi ? Bon sang, tu es encore plus bizarre que les bestioles de cette saloperie de planète ! Tu dis avoir cloné des centaines de femmes superbes, mais tu risques ta peau pour une femme qui ne t’a vu qu’une seule fois… Je me demande lequel d’entre vous deux est le plus dingue. »

Xavier n’osait hausser les épaules de peur d’augmenter la pression de la lame sur sa peau. Il se contenta d’attendre. La suite ne tarda pas.

« Est-ce que tu as déjà pensé que le but de ton copain n’était pas de récupérer Jana, mais au contraire de la buter ? Ce serait sa plus belle revanche.

— Quoi ?

— Il réduirait à néant tous les efforts de la KAY pour protéger son projet, quel qu’il soit. Si, comme je le pense, vous avez gardé des échantillons de tissus de la Jana originale, vous seriez ensuite en mesure de traiter d’égal à égal avec eux. Valrin les tiendrait par les balloches. Quant à toi… »

Il se contenta de claquer dans ses doigts.

L’espace d’un instant, Xavier demeura sans réaction. Cela se tenait.

« Lâche-le maintenant », lança une voix derrière eux.

Cette voix n’avait rien de péremptoire. Elle n’avait pas besoin de l’être.

La lame ne dévia pas d’un millimètre. Alors Valrin émergea de derrière une tente-bulle. Il avait les mains nues – son pistolet à induction était à la ceinture.

« Si tu le saignes, tu es mort, gronda-t-il.

— Est-ce que tu as tué Salvez et Mameluk ? » fit Venator d’une voix neutre.

Valrin approcha à environ six pas puis stoppa brusquement.

« Non… C’est ce qui a été le plus difficile, du reste. Mais, s’il le faut, je vous tuerai tous. Ne me forcez pas à le faire : j’ai besoin de vous pour récupérer Jana.

— C’est aussi mon intention », fit Venator.

En d’autres termes, nous sommes embarqués dans la même galère, traduisit Xavier en son for intérieur. N’empêche qu’il a raison : que se passera-t-il quand Jana sera à l’abri ?

L’espace d’un battement de cils, il se dit que la lame était si effilée qu’il ne la sentirait même pas s’enfoncer dans sa gorge – peut-être était-elle déjà en train de le faire.

Soudain, le contact froid de la lame contre son cou disparut. Le poignard avait regagné son fourreau. Le mercenaire paraissait troublé, ses lèvres réduites à un trait mince. Ses mâchoires se desserrèrent enfin – mais il les enveloppa d’un même regard, secoua la tête et se détourna.

 

Le lendemain, une pluie drue se mit à tomber. Cela marqua le début d’une nouvelle période, la plus pénible qu’ils eurent à vivre au sein de la jungle. La pluie ruisselait sur leur film polymère sans les mouiller, mais leurs tenues, déjà rongées par les acides des plantes, ne tardèrent pas à moisir et à sentir mauvais. Dès qu’ils mettaient pied à terre, leurs bottes s’enlisaient dans le sol détrempé avec des gargouillis d’estomac affamé. Une écœurante odeur de levain montait de l’humus fumant. Hursa n’est qu’un gigantesque système digestif, songea Xavier, et nous nous enfonçons à l’intérieur.

Chaque matin ils devaient arracher à pleines poignées la mousse qui avait poussé sur leurs vêtements au cours de la nuit et qui attirait les insectes. Une fois, Xavier négligea cette précaution ; vers le milieu de la journée, il dut stopper son quad et se dévêtir en catastrophe, lorsque des centaines de larves carnivores soudainement écloses se mirent à fourmiller sur son treillis. La mousse attaqua même leur ordinateur de poignet.

Fesoa et Madrian furent la proie d’agressions amibiennes qui leur ouvrirent des abcès et des sarcomes sur le torse. Ashley avait laissé des instructions sur leur ordinateur, et Xavier programma le médikit en ce sens. En fait, il n’y avait pas grand-chose à faire, sinon se protéger les zones à vif avant de passer à la douche de vaporisation. Xavier tint néanmoins à ce que chacun se fasse examiner quotidiennement par le médikit.

La pluie tombait à torrents et des rivières furieuses se créèrent en quelques jours, charriant des débris de plantes et d’énormes grappes d’œufs translucides – parfois aussi mousseuses que si on avait versé de la lessive dedans. Certaines plantes gonflaient, se changeant en barriques qu’il fallait crever à coups de balles explosives pour pouvoir passer. D’autres se délavaient à vue d’œil ou au contraire fonçaient, passant de l’orangé au violet pâle puis à une teinte crépusculaire.

Le comportement des prédateurs changeait lui aussi : il devenait plus agressif, et l’expédition tomba plus d’une fois sur les vestiges de terribles combats où les adversaires s’étaient mutuellement réduits en charpie.

« Peut-être que c’est pour eux un moyen de se reproduire, suggéra Mameluk en ramassant du canon de son arme un bras de rampeur arraché, sur le sol : ils se mettent en pièces et les morceaux repoussent chacun dans leur coin pour former un nouvel individu… Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Que tu ferais mieux de consulter les données que nous a fournies Ashley », répondit Venator.

Peu après, ils furent attaqués par une astéchinide de près de sept mètres d’un bras à l’autre : un modèle géant de rampeur disposant de gueules entre ses bras. Et chacun de ces derniers était curieusement déformé, comme s’il lui en poussait d’autres dessus, plus petits…

« C’est marrant, fit remarquer Fesoa en contemplant le cadavre qu’ils venaient de cribler de balles explosives, on dirait un dessin de fractales…

— Hein ? grogna Venator.

— Vous savez, ces flocons de neige obtenus à partir d’un simple triangle dont on a répété la forme sur chacun des côtés : on obtient d’abord une étoile de David, puis une silhouette de plus en plus découpée. Comme si le dessin bourgeonnait à l’infini… »

Un bourgeonnement, oui, c’était ainsi que se reproduisaient les animaux d’Hursa. Ils en eurent confirmation lorsqu’ils virent un rampeur soudé à un autre à demi formé – ce qui ne l’empêcha pas d’attaquer maladroitement les intrus.

Le soir, Xavier étudia de plus près les documents informatiques de Marion Ashley. La reproduction animale était sexuée, mais le matériel génétique, enfermé dans des nodules graisseux, était transmis par contact sous-cutané. Ce qui impliquait que les partenaires brisent leurs carapaces pour que l’accouplement ait lieu. Dans un cas sur deux, l’un des partenaires y laissait littéralement la peau.

Leurs ordinateurs portables auraient pu, à partir des courbes du relief, indiquer les prédictions d’écoulement… s’ils avaient eu les données de base. Les quads étaient amphibies, de sorte qu’ils pouvaient rouler avec de l’eau à la ceinture. Mais les rivières ne cessaient de grossir, jusqu’à former un fleuve bouillonnant qui leur bloqua le passage. Venator descendit de son quad et s’accroupit sur la berge, les bottes au ras de l’eau.

« Cette fois, plus question de tergiverser. Les quads ne suffiront pas, il faut construire une embarcation. D’ailleurs, si le fleuve continue de couler vers l’est, il nous mènera directement au cœur de la zone cible. »

L’une des plantes les plus communes ferait l’affaire : ils en avaient vu flotter, en dépit de leur écorce dure comme de la pierre. Trois quads fixés à l’arrière assureraient la propulsion. Valrin donna un coup de pied dans la plante la plus proche.

« On ferait mieux de s’y mettre tout de suite. Même avec les machettes en céramique, ça risque de durer un bon moment.

— Ce n’est pas ça qui posera problème, rigola Fesoa. On a ce qu’il faut. »

Il alla chercher une bombe aérosol dans la remorque de son quad. Puis il choisit un arbre, vaporisa une bande de dix centimètres de large à la base du tronc sur tout le pourtour.

« Attention les yeux », dit-il simplement.

Ils s’écartèrent. Une minute plus tard, un flash intense accompagné d’un grésillement électrique s’imprima sur leur cornée, tandis qu’une bouffée d’ozone leur sautait aux narines. Une fumée noirâtre s’éleva autour du tronc qui vacillait… avant de s’effondrer dans un fracas de branches brisées. Valrin s’approcha. Le tronc abattu dégageait des relents d’oignon frit qui le firent saliver. Fesoa s’accroupissait déjà devant une nouvelle plante, l’aérosol à la main…

La construction du radeau et la fixation des quads les occupèrent une demi-journée. Ils avaient même prévu un auvent pour se protéger de la pluie. Une fois qu’ils eurent tous embarqué, Xavier remarqua que le radeau était presque au même niveau que les flots. Une écume sale se forma très vite sur les bords, et ils durent se relayer pour la balayer car elle grouillait de larves. Madrian avait bricolé un mécanisme pour commander aux trois quads en même temps. À l’avant se tenaient deux hommes armés de machettes. De temps à autre, ils les abattaient sur les alguianes, des fouillis de tiges à barbelures qui entravaient leur progression.

Ils organisèrent la plate-forme à la manière d’un campement et passèrent le plus clair de leur temps sous l’auvent.

« Au moins, on n’a plus à monter et démonter la douche matin et soir », dit Valrin avec ironie.

Ils venaient de terminer leur repas : des rations de PPb, cette purée protéinée sans goût et jaunâtre. Mais son insipidité même rassurait, au milieu de cette débauche empoisonnée de couleurs et de parfums.

Xavier jeta sa barquette de PPb dans le fleuve en hochant la tête.

Le fleuve s’élargit pour former un véritable lit. Il gagna en vitesse, heureusement pas au point de se transformer en rapides. Surgis d’on ne savait où, des poissons en forme de soucoupes, couverts d’épines et dotés de six nageoires, se mirent à grouiller. Xavier en trouva un qui avait mordu dans le plat-bord et ne pouvait plus lâcher prise. Venator lui écrasa la tête à coups de talon. Peu après, des dizaines de poissons-soucoupes plantèrent leurs mâchoires tout aussi stupidement. Xavier s’en inquiéta, s’attirant l’hilarité de Madrian :

« Les cordes qui relient les troncs entre eux sont solides. Elles passent dans des rainures que l’on a calfatées ensuite. Alors pas de panique ! »

Valrin s’était accroupi devant l’un d’eux dont la tête sortait de l’eau et qui s’asphyxiait lentement. Ses bottes étaient à quelques centimètres de la gueule armée de dents mais dans l’incapacité de le mordre. Il tendit la main comme dans un élan de pitié.

« Regarde », dit-il à Xavier.

Des anguilles à la gueule disproportionnée commençaient à dévorer vif les poissons-soucoupes piégés par leur insatiable appétit. Bientôt, il ne resta plus que leurs mandibules incrustées dans le bois. Cela ne rassura pas Xavier : si le radeau chavirait, ces bêtes les déchiquetteraient jusqu’à l’os avant qu’ils aient eu le temps d’atteindre une berge.

Dès le deuxième jour, un débris d’alguiane s’infiltra dans la turbine d’un des quads de propulsion. Madrian lança le check-up : la turbine en avait pris un coup et ne pouvait plus fonctionner qu’à quarante pour cent. Ils décidèrent de remonter les deux autres : ils ne pouvaient se permettre la perte d’un second engin. Mameluk tailla des perches dans des roseaux épineux – qu’ils durent préalablement élaguer – pour leur permettre de manœuvrer.

Puis, aussi soudainement qu’elles étaient apparues, les averses cessèrent. En une journée, la hauteur du fleuve descendit de moitié et perdit son cours, les laissant échoués dans une mangrove dense où le radeau se cognait sans cesse. Les îlots servaient parfois de refuge à des prédateurs. Une fois, un crocheteur tomba au beau milieu du radeau, semant un début de panique ; par chance, la langue-hameçon de l’animal se ficha dans un montant de l’auvent et on put l’éliminer sans risque.

Ils débarquèrent sur une colline surmontée de piques acérées de pins empaleurs. Ils y établirent leur camp de nuit.

« Nous y voilà, fit Salvez après avoir consulté son ordinateur. L’objectif est dans les parages. Trente kilomètres au maximum. Je règle le récepteur radio sur la fréquence d’émission des conteneurs largués. Il nous avertira au moindre signal. Il ne reste plus qu’à attendre sagement ici.

— En espérant que le conteneur ne nous tombe pas sur la gueule, gouailla Madrian.

— Et si on ne reçoit aucun signal ? » fit Yavanna.

Venator renifla.

« On en reparle dans un mois. D’ici là, pas d’extraction prévue. »

Fesoa siffla entre ses dents.

« Un mois à vous supporter, les mecs. Ça devrait valoir triple solde…

— Le signal peut retentir dans un mois, demain… ou dans cinq minutes, précisa Venator. Il faut être prêts à partir sur-le-champ. »

Valrin s’approcha de lui.

« Dans ce cas, on a tout intérêt à discuter maintenant du plan de bataille, tu ne crois pas ? »

Venator jeta un bref regard aux autres.

« Tout est prévu. Une fois qu’on aura repéré le terrain, on utilisera un projectile spécial, traité avec un somnifère à effet retard. Il suffit de le tirer dans le réservoir d’eau de leur véhicule. Le projectile est aussi complexe qu’un missile, il se fiche dans la paroi et injecte la substance dans l’eau. Puis il colmate le trou, se détache et s’autodétruit en silence. Après, on n’a plus qu’à attendre que cela fasse effet. Une demi-heure après l’ingestion, les ravisseurs tomberont comme des mouches. On n’aura plus qu’à les égorger dans leur sommeil.

— Leur véhicule ? demanda Valrin.

— Une chenillette. Jana y est certainement enfermée, à l’abri des dangers de cette planète. Il y a fort à parier qu’elle ne sort jamais. »

Valrin se frotta le menton d’un air dubitatif.

« Cela me paraît aléatoire. On ne sait même pas combien ils sont.

— Entre cinq et huit, d’après nos estimations. Leur nombre importe peu. On attendra la nuit. Ainsi, ceux qui commenceront à roupiller n’éveilleront pas l’attention.

— Comment sauras-tu qu’ils ont bu ?

— Au rayonnement thermique de leur corps. La drogue est conçue pour faire descendre de trois degrés la température normale d’un individu en sommeil. Nos senseurs infrarouges (il cligna des yeux, et ses iris parurent changer de couleur) nous l’indiqueront – nous sommes tous équipés de ces paupières artificielles. Quant à ceux qui n’auront pas bu… eh bien, c’est aussi à ça qu’on sert, non ?

— Leur véhicule est certainement imperméable aux infrarouges. Vous ne verrez pas ceux qui dorment à l’intérieur, riposta Valrin. Et si vous le mitraillez à l’aveuglette, vous risquez de toucher Jana.

— C’est pourquoi nous devrons d’abord repérer le compartiment où elle est enfermée.

— Ce plan laisse trop de place aux impondérables », persista à dire Valrin.

Mais ni lui ni Xavier n’avaient mieux à proposer. Ils verraient sur place – ils n’avaient pas vraiment le choix.

Ils s’accordèrent un jour de repos, puis Venator organisa des patrouilles de reconnaissance. Deux équipes constituées chacune de deux hommes devaient effectuer des relevés topo. Ils avaient peu de chances de rencontrer leur cible mais, si tel était le cas, ils avaient pour consigne absolue d’éviter tout contact.

Xavier se retrouva avec Salvez. Ils devaient faire une boucle d’une quinzaine de kilomètres puis revenir en zigzaguant. Xavier se demanda s’il était qualifié pour ce genre de besogne.

« Ne t’inquiète pas, lui dit Venator en interceptant son regard. Je t’ai vu à l’œuvre l’autre jour, quand tu as tué ce rampeur. Tu pourras te débrouiller. »

Salvez avait un visage étroit et un menton effacé de rongeur ; ses cheveux tressés étaient toujours impeccables – Xavier s’était même demandé s’ils étaient naturels. Ils traversaient une forêt champignonneuse aux branches terminées par des bulbes duveteux. Ils avaient pour consigne de garder le silence, mais le vacarme ambiant était tel qu’ils pouvaient parler sans crainte.

« Cette foutue planète ressemble à mes coups de bourdon, pesta Salvez alors qu’ils amorçaient le retour : moite et froide à la fois, et qui a l’air de ne jamais finir… »

Il pinça les lèvres comme s’il regrettait d’avoir laissé échapper un peu de lui. Xavier était étonné : il pensait que le mercenaire n’aurait pas tellement envie de parler ; après tout, il avait comploté contre lui et Valrin. Et il n’avait pas su tenir Valrin à l’écart du camp pendant l’interrogatoire auquel avait procédé Venator.

Xavier désigna la tête d’insectoïde que Salvez portait en pendentif : tous les matins, il en tuait un, lui tranchait la tête et se l’accrochait sur la poitrine.

« C’est un rituel, sur le monde d’où tu viens ?

— Le monde d’où je viens… répéta l’autre avec une moue. Imagine ce qu’il y a de pire dans l’univers et rassemble-le dans un endroit : tu auras le monde d’où je viens.

— Il doit être vraiment terrible pour que tu lui préfères Hursa », fit remarquer Xavier.

Un instant d’hésitation saisit Salvez… jusqu’à ce qu’il éclate de rire.

« Mais non, bien sûr. Ma planète natale n’a rien de différent de toutes les autres. Partout les mêmes emmerdes… sauf Hursa, qui est un concentré d’emmerdes. » Il pouffa. « Ici, au moins, l’hostilité est franche et totale. »

Il tripota l’insectoïde décapité, menaçant de le décrocher.

« J’ai pensé que l’odeur éloignerait peut-être les autres bestioles… Mais celle-ci ne pue peut-être pas assez. »

D’un coup sec, il l’arracha.

« Et Venator ? s’enquit Xavier.

— Venator, c’est différent. Je n’ai jamais travaillé avec lui, mais il a une solide réputation. C’est un tueur. Il n’a jamais eu besoin de ce boulot. C’était un fils de diplomate sur je ne sais quel monde. Il avait un avenir assuré jusqu’à ce qu’il se fasse bannir pour avoir fomenté un coup d’État. Je crois qu’il affronterait un rampeur à mains nues s’il le fallait. Et qu’il gagnerait. Il n’opère que sur les opérations délicates.

— Tu as confiance en lui ? »

Salvez le regarda comme si sa question n’avait aucun sens.

« Confiance ? Je ne fais confiance à personne. Mais dans l’action on peut compter sur lui. Sinon, il ne travaillerait plus depuis longtemps en équipe. »

Soudain, il s’arrêta de parler et désigna la trompe végétale barbue qui se déroulait à une vingtaine de mètres devant eux, au-dessus des cimes.

« Une crosse… On court ! » cria-t-il en donnant l’exemple.

Ils s’arrêtèrent au bout de deux cents mètres. Ils ne se laissaient plus surprendre par les crosses depuis les tout premiers jours – ils savaient qu’elles pouvaient tuer plus efficacement qu’un rampeur, et l’onde de choc d’une explosion avait failli rendre sourd Yavanna. Ils assistèrent à l’expulsion par la plante de panaches d’oxygène pur, en longs sifflements de décompression. Xavier se boucha les oreilles, mais aucun papillon-silex ne voletait dans les parages, de sorte que la bulle gazeuse se dilua dans l’atmosphère sans exploser. Par mesure de sécurité, ils ne repartirent que dix minutes après. Quand ils passèrent devant la crosse, elle s’était réenroulée en un disque spiralé compact ; des insectoïdes morts jonchaient le sol, tordus dans les affres de l’agonie et dégorgeant par les articulations leur sang empoisonné. Déjà, un grouillement de carnassiers miniatures s’affrontaient dans de féroces combats pour avoir la meilleure part du festin.

Aucun autre incident n’émailla le trajet du retour.

Ils prévinrent par radio de leur arrivée : ils ne voulaient pas risquer de se faire canarder en surgissant sans crier gare. Ce fut Fesoa qui les accueillit, leur faisant signe de passer entre deux piquets dans lesquels il venait de rétracter les monofilaments de protection. Il les replaça dès qu’ils furent rentrés.

Xavier chercha Valrin du regard. Yavanna manquait aussi : ils n’étaient pas encore revenus de patrouille. Fesoa lui apprit qu’ils en avaient encore pour au moins deux heures. Xavier se dirigea vers le médikit pour un check-up : c’était la procédure après chaque incursion prolongée en forêt.

Le médikit était contenu dans une grosse valise en plastique. Xavier le saisit par la poignée et alla s’isoler sous l’auvent. Là, il laissa les appendices articulés se déployer devant son visage. Il ouvrit la bouche, ferma brièvement les yeux tandis qu’un des appendices se collait par aspiration contre la muqueuse de sa joue – les prélèvements sanguins ne pouvaient être réalisés autrement, à cause de la couche polymère qui leur protégeait l’épiderme et ne devait en aucun cas être lésée.

Deux heures, songea-t-il en déglutissant la salive qui s’était accumulée sous sa langue. C’est plus que suffisant.

Cela le hantait depuis des jours. Depuis que Venator avait insinué que Valrin tuerait Jana si cela favorisait l’exécution de sa vengeance. Il ne pouvait rester sans rien faire, à attendre que cela arrive.

Il vérifia qu’aucun des mercenaires n’était à portée de regard, se pencha sur le moniteur du médikit et sélectionna la console de programmation interne. Son domaine de compétence l’avait amené à manipuler les IA utilisées sur les médikits les plus perfectionnés ; et celui-ci en faisait partie. Désactiver les protections logicielles ne fut l’affaire que de quelques minutes. Ses doigts coururent frénétiquement sur le petit clavier sensitif intégré. Le physiogramme de Valrin s’afficha sur une sphère d’infonavigation.

Xavier ouvrit la sphère virtuelle et entreprit de modifier ses paramètres.

La mécanique du talion
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